On dit souvent abusivement qu’on sait lire pour signifier qu’on est lecteur. En réalité, on dit qu’on sait lire quand on sait déchiffrer. On identifie le message. Lire, au sens d’ « être lecteur », s’apprend. C’est le fruit d’une expérience, d’une pratique régulière. On sait lire, mais on devient lecteur.
Être lecteur, c’est aller au-delà du message. C’est saisir les nuances, la profondeur, les enjeux du texte qu’on découvre. Et cette compétence de lecteur est ce qui est attendu d’un élève de première lorsqu’il est confronté aux épreuves du bac. On attache beaucoup d’importance à la méthode, aux citations, aux mouvements littéraires, à l’accroche, aux transitions… Tout ça, c’est très bien, c’est utile. Mais sans la qualité de lecture, ce ne sont que des ustensiles sans matière.
Ce qu’attend le correcteur avant toute chose, c’est voir comment le candidat a rencontré le texte, comment il se l’est approprié.
Je m’essaie à une métaphore cinématographique. Le lecteur superficiel, celui qui se contente de déchiffrer, de saisir la surface du texte, est dans la matrice. Il se satisfait du message envoyé, de son illusion. Le lecteur, lui, traverse la matrice dans tous les sens, il en saisit la profondeur et les aspérités, c’est le personnage de Néo dans Matrix. Le lecteur peut voir les rouages et les artifices.
Prenons un exemple littéraire. Le jeune Georges Duroy, personnage du roman Bel-ami de Maupassant, est un ambitieux. Au début du roman, alors qu’il n’a pas un sou, il est invité par un ami de l’armée à une soirée mondaine où il espère se faire remarquer. Et Maupassant nous décrit, dans le détail, les trois étages qu’il gravit avant de sonner à la porte.
Encore une de ces assommantes descriptions des romanciers du XIXe siècle me direz-vous. Justement non. Cette simple ascension est beaucoup plus que trois volées d’escaliers. Ce que vit le personnage, c’est une véritable métamorphose.
Le lecteur, après deux ou trois lectures, comprend que quelque chose se joue ici, il saisit les enjeux du texte. Sur chacun des paliers de cet escalier se trouve une grande glace en pied, et Georges Duroy se reconnaît soudain tel qu’il est. Non le pauvre garçon sans fortune mal apprêté, mais un jeune homme séduisant et prêt à conquérir le monde. Vous me voyez venir. Cette ascension ainsi que la glace ont un sens symbolique. Le personnage s’élève et devient un autre homme.
Mais ce n’est pas tout ! Le texte est plus subtil encore. Passé le premier miroir, Georges poursuit son ascension et il croise de nouveau son reflet à deux reprises. Ces autres glaces ne sont plus celles de la reconnaissance mais de l’apparence, autre symbole. En devenant un homme du monde, il doit adopter les codes de ce milieu. Il devient ce reflet séduisant, cette enveloppe superficielle qu’il se plait à contempler. Et dans la dernière glace, il est devenu cet homme du monde et prend des pauses à la manière d’un comédien avant d’entre en scène !
En quelques lignes, par la simple description de l’ascension d’un escalier, Maupassant nous dévoile le personnage tout entier : ce qu’il était et ce qu’il est devenu.
J’ai donné ce texte à des élèves de première. La différence entre les lecteurs qui lisent sans approfondir et les lecteurs « experts » était flagrante. Les premiers ne voient pas bien l’intérêt de ce texte. Ils se contentent de reprendre platement les étapes successives de la montée des marches. Premier palier, puis second, puis troisième. Le texte est survolé, « paraphrasé » dirait un professeur. Les seconds, les lecteurs expérimentés, ont saisi que quelque chose se jouait pour le personnage dans cet extrait. Cette entrée dans le texte leur permet de déployer une analyse pour mettre en lumière la métamorphose, la symbolique, l’apparence…
Voilà la clé : il faut avant tout devenir lecteur. C’est la clé de la réussite aux épreuves, puisque c’est là notre sujet, mais surtout la clé qui ouvre à la littérature.
Mais comment faire pour « devenir lecteur » ? Puisque cela s’apprend, il doit bien exister un cours, une démarche.
Ma réponse va décevoir. Pour devenir lecteur, il faut lire. Il faut lire, mais pas n’importe comment. Lire, relire, s’interroger, questionner, creuser… et relire encore. La rencontre avec le texte n’a pas toujours lieu, parfois elle se fait attendre. Lire est aussi une affaire de persévérance. Mais le résultat sera au-delà des espérances.
Qui peut se vanter d’avoir l’opportunité de rencontrer en l’espace de quelques mois La Boétie, Rimbaud, Balzac et Musset ?
Et peut-être même, soyons fou, qu’après cette intense programme littéraire de l’année de première, l’expérience manquera à ces lecteurs aguerris. Peut-être qu’ils auront envie, sans programme ni prof cette fois, d’aller se frotter à d’autres mondes, d’aller user leurs yeux de lecteurs sur d’autres pépites de la littérature.
